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Espace Ecriture
2 février 2019

ACHETER UN STYLO

Waterman

Un peu de savoir-vivre ne peut nuire...

J'ai relu il y a peu un vieux bouquin, chiné au hasard d'une brocante, sur les règles de savoir-vivre, édité en 1921. Je n'ai pas pu m'empêcher de penser que si, de son obscur auteur à la moins obscure Nadine de Rothschild, on apprenait, dans ces manuels du parfait gentleman, tout sur l'art de demander un rendez-vous à un cardinal, de présenter ses vœux à un général d'armée, de solliciter une place de palefrenier dans les écuries de Monsieur le comte, personne n'avait jamais rappelé les règles de savoir-vivre en matière d'achat de stylos... Et pourtant...

Allons faire un tour dans une boutique de qualité et suivons un instant ce Monsieur très bien au costume parfaitement taillé et aux souliers à bouts glacés. Il entre, ne répond pas au chaleureux « Bonjour » que lui adresse le commerçant. « Vous avez un « Montagnegrise » en plume M !» On lui présente le stylo et on lui propose de l'essayer. Il accepte, puis demande à tester une plume F et une plume B. Il voit alors les « Durand », dont la laque lui plaît. Il teste les plumes M et F. Le commerçant, soucieux de rendre service et de favoriser un choix éclairé, se plie de bonne grâce aux volontés de son client. Au bout de trente minutes, l'homme annonce qu'il va réfléchir.

 Il sort de la boutique et, à partir de son smartphone, achète sur le web le stylo convoité et testé à l'instant chez le détaillant... pendant que le spécialiste consacre son temps au nettoyage des plumes et à l'effacement des empreintes digitales sur les attributs rhodiés des stylos testés. Si ce client vient en apparence d'économiser 20% du prix, il oublie que, souvent les droits de douane à l'importation, la TVA et les frais de transport vont absorber tout son gain et au-delà... Il oublie aussi que le détaillant supporte des frais qui lui permettent de proposer un large éventail à ses clients (stock, personnel, loyer...). Enfin, il renonce au service après-vente de proximité. Cet acheteur peu scrupuleux sera le premier à se plaindre si son détaillant disparaît et il ne « comprend vraiment pas pourquoi les petits commerces désertent les centres-villes au profit des zones commerciales excentrées » ...

Un autre exemple ? La table de cet exposant collectionneur est bien garnie pour ce « Pen show » où les stylos s'échangent, se vendent et donnent l'occasion aux amateurs de parler de leur passion commune. Il espère vendre quelques pièces ou les échanger afin de faire évoluer sa collection et couvrir les frais exposés (location de la table, frais de déplacement, repas). Un petit groupe se forme devant sa table et devise agréablement des dernières trouvailles. La discussion s'éternise et la table est inaccessible pour tous ceux qui voudraient éventuellement s'intéresser à un stylo ou proposer un échange. Ce n'est qu'à l'heure de l'apéritif que le groupe libère la table du collectionneur, alors que le public déserte les lieux pour une pause méridienne... Dans l'après-midi, un homme entre deux âges s'approche de la table et demande s'il peut tester un stylo avec son encre et son propre papier. La demande est aimable, le collectionneur exposant acquiesce. Au bout de quarante-cinq minutes, dix stylos auront ainsi été trempés dans une encre violette difficile à nettoyer et auront rempli de pleines pages de cahier à spirale. Un autre amateur lie conversation avec le testeur et se joint à ses prouesses calligraphiques en sortant son Moleskine, dont les pages renferment des kilomètres d'écriture pseudo cursive. La table n'est plus qu'un atelier d'écriture, des feuilles volantes s'échouent sur les stylos, pourtant bien rangés par marque et par année de fabrication, et les vingt stylos testés sont posés en vrac, plume souillée jusqu'à la section, sur les Iogettes en velours gris qu'ils tachent ici ou là. Ravis de leur après-midi de griffonnage, les deux compères laissent finalement l'exposant vers 17 heures et, bien entendu, ne lui achètent aucun stylo...

Ces deux exemples sont tirés d'histoires vécues. Ils démontrent qu'en matière d'achats de stylos, comme en matière de correspondance mondaine, les gens ont encore bien des choses à apprendre pour devenir de véritables gentlemen ou d'authentiques ladies,

 

Par Jean BUCHSER dans le numéro 50 LE STYLOGRAPHE

 

 

 

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